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Je m’assis sur le bord du lit d’hôpital et essayai de me persuader que j’étais encore endormie. Étant donné ce qu’on était en train de me dire, je ne voyais pas de meilleure explication. J’aurais également pu mettre ça sur le compte des hallucinations, mais je préférais encore les rêves.
Tante Lauren était assise à côté de moi et me tenait la main. Mes yeux se posèrent sur les infirmières qui passaient sans bruit dans le couloir. Elle suivit mon regard et se leva pour aller fermer la porte. Je la regardai à travers mes larmes et imaginai maman à sa place. Quelque chose en moi se serra, et je redevins une petite fille de six ans, recroquevillée sur son lit et réclamant sa mère en pleurant.
Je passai mes mains sur les couvertures raides qui accrochèrent ma peau sèche. Il faisait si chaud dans la pièce que chaque respiration irritait ma gorge desséchée. Tante Lauren me tendit de l’eau et je pris le verre frais entre mes mains. Le liquide avait un goût métallique mais je l’avalai d’un trait.
— Un foyer, dis-je.
Les murs semblaient avaler mes mots comme une pièce insonorisée, les absorber pour ne laisser que de l’air vide.
— Mon Dieu, Chloé, répondit-elle en sortant un Kleenex de sa poche pour se moucher. Tu sais combien de fois j’ai dû annoncer à un patient qu’il allait mourir ? Eh bien, bizarrement, là, ça me semble plus difficile.
Elle changea de position pour me faire face.
— Je sais à quel point c’est important pour toi d’aller à l’université d’UCLA. Ce foyer est la seule solution pour que tu y arrives, ma chérie.
— C’est papa ?
Elle marqua une pause, et je devinai qu’elle aurait bien aimé lui faire porter le chapeau. Elle avait voulu m’élever après la mort de maman, m’épargner une vie de femmes de ménage et d’appartements vides. Elle n’avait jamais pardonné à mon père d’avoir refusé. Tout comme elle ne lui avait jamais pardonné la nuit où ma mère était morte. Peu importe qu’ils aient été percutés par un conducteur qui avait pris la fuite ; c’était lui qui conduisait, elle le tenait donc pour responsable.
— Non, dit-elle enfin. C’est l’école. Ils l’inscriront dans ton dossier, sauf si tu restes deux semaines en observation dans un foyer.
— Qu’est-ce qu’ils inscriront ?
Elle serra son mouchoir.
— C’est cette sata… (Elle se reprit.) C’est leur politique d’intransigeance.
Elle cracha ces derniers mots avec plus de venin que son juron.
— Intransigeance ? Tu veux dire pour la violence ? M-m-mais j-j’ai rien…
— Je sais que tu n’as rien fait. Mais pour eux, c’est tout simple. Tu t’es battue avec un professeur. Tu as besoin d’aide.
Dans un foyer. Pour les enfants cinglés.
Je me réveillai plusieurs fois cette nuit-là. La deuxième, j’aperçus mon père qui me regardait dans l’embrasure de la porte. Celle d’après, il était assis à côté de mon lit. En voyant mes yeux ouverts, il s’approcha et me tapota maladroitement la main.
— Ça va aller, murmura-t-il. Tout ira bien.
Je me rendormis.
Mon père était encore là le matin suivant. Il avait les yeux voilés et les rides autour de sa bouche étaient plus marquées que dans mon souvenir. Il revenait de Berlin et n’avait pas dormi de la nuit.
Je ne crois pas que papa ait jamais voulu d’enfants. Mais il ne me l’aurait jamais dit, même sous le coup de la colère. Quoi que tante Lauren pense de lui, il faisait de son mieux. On aurait juste dit qu’il ne savait pas quoi faire de moi. J’étais comme un chiot que lui aurait laissé quelqu’un qu’il aimait beaucoup, et dont il s’efforçait de prendre soin, même s’il n’aimait pas vraiment les chiens.
— Tu as changé de coiffure, me dit-il alors que je me redressais.
Je me préparai au pire. Quand on court en hurlant dans les couloirs de l’école après s’être teint les cheveux dans les toilettes des filles, la première chose que les gens disent – enfin, après s’être remis des hurlements dans les couloirs – c’est « Tu as fait quoi ? » Se teindre les cheveux dans les toilettes du lycée n’est pas normal. Pas pour les filles comme moi. Et des mèches rouge vif ? Pendant les heures de cours ? Ça sent la dépression nerveuse à plein nez.
— Tu aimes ? me demanda mon père après un moment.
Je hochai la tête.
Il resta pensif, puis laissa entendre un petit rire forcé.
— Bon, reprit-il, ce n’est pas exactement ce que j’aurais choisi, mais ce n’est pas mal. Si tu aimes, c’est ce qui compte. (Il gratta son cou assombri par sa barbe naissante.) J’imagine que ta tante t’a parlé de cette histoire de foyer. Elle en a trouvé un qu’elle pense être assez correct. Petit, intime. Cette idée ne m’enchante pas vraiment, mais c’est seulement pour une quinzaine de jours…
Personne ne voulait m’expliquer ce que j’avais. Je dus parler à un tas de médecins qui me firent subir des tests. Je voyais bien qu’ils savaient ce qui n’allait pas mais qu’ils refusaient de me le dire. C’était mauvais signe.
Ce n’était pas la première fois que je voyais des gens qui n’étaient pas vraiment là. C’est de ça que tante Lauren avait voulu que nous discutions après les cours. Quand je lui avais raconté mon rêve, elle s’était souvenue que j’avais déjà évoqué autrefois la présence de personnes dans notre ancien sous-sol. Mes parents pensaient que mon esprit créatif avait inventé toute une série de personnages comme amis imaginaires. Puis ces amis avaient commencé à me terrifier à tel point que nous avions déménagé.
Même après ça, j’avais continué à « voir » des gens de temps en temps. Ma mère m’avait alors acheté mon pendentif en rubis en m’assurant qu’il me protégerait. Papa disait que c’était psychologique. Je croyais que quelqu’un marchait, donc il marchait. Mais à présent, ça recommençait. Et cette fois, personne ne mettait ça sur le compte d’une imagination débordante.
Ils m’envoyaient dans un foyer pour enfants cinglés. Ils pensaient que j’étais folle. C’était faux. J’avais quinze ans et je venais enfin d’avoir mes règles et il devait bien y avoir un rapport entre cela et tout le reste. Ça ne pouvait pas être une coïncidence que j’aie recommencé à voir des choses le même jour. Toutes ces hormones accumulées avaient explosé et court-circuité mon cerveau en piochant des images dans des films oubliés, pour me faire croire qu’elles étaient réelles.
Si j’avais été folle, j’aurais fait plus que voir et entendre des gens qui n’étaient pas là. Je me serais comportée comme une cinglée, ce qui n’était pas le cas.
N’est-ce pas ?
Plus j’y songeais, moins j’en étais sûre. Je me sentais normale. Je ne me rappelais pas avoir fait de choses bizarres. Sauf m’être teint les cheveux dans les toilettes. Et avoir séché un cours. Et forcé la serrure du distributeur de serviettes. Et m’être battue avec un professeur.
Ce dernier point ne comptait pas. Le mec brûlé m’avait foutu la trouille et je m’étais débattue pour le fuir, pas pour faire du mal à quelqu’un. Avant ça, j’allais bien. Mes amis m’avaient trouvée normale. M. Petrie m’avait trouvée normale quand il m’avait inscrite sur la liste des réalisateurs. Nate Bozian me trouvait de toute évidence normale. Personne ne serait content qu’une folle vienne à la fête.
Il était content, non ?
En y repensant, j’avais l’impression que tout était flou, comme un lointain souvenir que j’avais peut-être seulement rêvé.
Et si rien de tout cela ne s’était passé ? Je désirais être réalisatrice. Je désirais que Nate s’intéresse à moi. Peut-être que j’avais tout imaginé. Peut-être que c’étaient des hallucinations, comme le garçon dans la rue, la fille en pleurs et le gardien brûlé.
Si j’étais folle, est-ce que je le saurais ? C’était ça, être folle, non ? On pense être normal, mais personne n’est dupe.
Peut-être bien que j’étais folle.
Mon père et tante Lauren me conduisirent à Lyle House le samedi après-midi. Ils m’avaient donné un médicament avant que je quitte l’hôpital, et j’étais à moitié endormie. Notre arrivée fut un montage de plans fixes et de scènes courtes.
Une énorme maison victorienne perchée au milieu d’un terrain gigantesque. Des décorations jaunes ; une balançoire sous une véranda qui faisait le tour de la maison.
Deux femmes. La première, aux cheveux gris et aux hanches larges, s’approcha pour me saluer. La plus jeune me suivit d’un regard froid, les bras croisés, s’attendant à des ennuis.
Monter un escalier long et étroit. La plus vieille des deux, une éducatrice qui s’était présentée comme étant Mme Talbot, fit la visite d’une voix haut perchée et mon cerveau embrouillé n’arriva pas à suivre.
Une chambre blanc et jaune, décorée de marguerites, qui sentait le gel pour les cheveux.
Au bout de la pièce, un lit simple avec une couette jetée par-dessus les draps froissés. Les murs au-dessus du lit étaient décorés de pages déchirées dans des magazines pour ados. La commode couverte de tubes de maquillage et de flacons. Seul le minuscule bureau était vide.
Mon côté de la chambre en était le reflet aseptisé – même lit, même commode, même petit bureau, mais toute trace de personnalité avait été effacée.
Il fut temps de partir pour papa et tante Lauren. Mme Talbot expliqua que je ne les verrais pas pendant deux ou trois jours car j’avais besoin de « m’acclimater » à mon nouvel « environnement ». Comme un animal de compagnie chez son nouveau maître.
Enlacer tante Lauren. Faire semblant de ne pas voir les larmes dans ses yeux.
Une étreinte maladroite de papa. Il marmonna qu’il resterait dans le coin et qu’il me rendrait visite dès qu’on le laisserait venir. Puis il me mit un rouleau de billets de 20 dollars entre les mains en m’embrassant sur le front.
Mme Talbot me dit qu’on rangerait mes affaires, puisque je devais être fatiguée. Me glisser simplement dans le lit. Les stores qui se baissent. La pièce devint sombre. Je me rendormis.
Réveillée par la voix de mon père. La pièce complètement dans l’obscurité à présent, noir dehors. La nuit.
La silhouette de papa dans l’embrasure de la porte. La jeune éducatrice, Mlle Van Dop, derrière lui, le visage figé en une expression désapprobatrice. Mon père s’avançant près de mon lit et me mettant quelque chose de doux entre les bras.
— On a oublié Ozzie. Je n’étais pas sûr que tu réussirais à dormir sans lui.
Le koala était resté sur une étagère de ma chambre pendant deux ans, banni de mon lit parce que j’avais passé l’âge. Mais je le pris et enfonçai mon nez dans sa fausse fourrure râpée qui portait l’odeur de la maison.
Je me réveillai au bruit de la respiration sifflante de la fille qui dormait dans l’autre lit. Je regardai dans sa direction mais ne vis qu’une forme sous la couverture.
Comme je me retournais sur le dos, de chaudes larmes commencèrent à couler sur mes joues. Pas parce que j’étais loin de chez moi. À cause de la honte. L’embarras. L’humiliation.
J’avais fait peur à tante Lauren et à mon père. Ils avaient dû s’arracher les cheveux pour trouver ce qu’ils allaient faire de moi. Ce qui n’allait pas. Comment régler le problème.
Et le lycée…
Mes joues me brûlaient plus que mes larmes. Combien d’élèves m’avaient entendue hurler ? Combien avaient épié alors que je me battais avec les profs et que je délirais sur des gardiens fondus qui me poursuivaient ? Combien m’avaient vue être emmenée, ficelée sur un brancard ?
Ceux qui avaient manqué le drame en auraient entendu parler. Tout le monde saurait que Chloé Saunders avait perdu la boule. Qu’elle était cinglée, folle, enfermée avec d’autres tarés.
Même si on me laissait revenir à l’école un jour, je ne pensais pas avoir la force d’y retourner.